A ProPoS

Pourquoi la photographie ?



      C’est pour moi avant tout une manière d’être au monde et d’éprouver un rapport, une relation. La photographie est l’occasion d’expérimenter l’énergie, la chair du monde (le chiasme selon Merleau-Ponty). Elle est une friction nécessaire avec la réalité, d’où naisse des décalages, des résistances, des perspectives, qu’elles soient poétiques, esthétiques, voire politique, face à des séquences de normalisation, toujours plus fréquentes, toujours plus intenses et profondes. Elle est un moyen de ne pas subir. Il y a dans cet acte, un désir de rompre avec les habitudes sclérosantes.
 
 Photographier devient un ancrage, qui arrime à la vie, aussi bien qu’une force de renversement où perdre la maitrise de soi devient un acte, une nécessité, voire un plaisir. La photographie par certains aspects est un exercice spirituel. Henri Cartier-Bresson disait que "photographier c'est mettre sur la même ligne de mire la tête, l'oeil et le coeur".

      C’est aussi une façon d’interroger notre intimité profonde, d’appréhender le monde et les personnes qui le peuplent. Une envie de comprendre et de se comprendre, c’est indissociable. Photographier plutôt que philosopher pour paraphraser Nietzsche. Photographier les gens, le monde, est pour moi une façon d'être là. 

   

      Photographier est un mode d’existence, un rapport qu’il convient sans cesse d’interroger, d’approfondir, d’enrichir. Pratiquer la photographie, c’est à la fois garder l’œil alerte, porter une acuité, aussi bien que se détendre et goûter le plaisir de l’existence. De façon ultime, photographier c'est accepter notre finitude.




Comment définirais-tu ta perception du monde ?

   

      Je perçois le monde avec une certaine mélancolie car j’ai conscience que tout est éphémère. Mais cette perception, au contraire d’être handicapante, irrigue et vivifie mon regard, me donne une conscience aigüe de la fragilité des êtres et des choses et par conséquent de la beauté de la vie. Il y a une urgence à vivre bien dans cette nature fragile et transitoire et, plus que tout, un devoir de légèreté et d’élégance, un désir ardent de liberté et d’harmonie.




En quoi celle-ci  impacte-t-elle ta photographie ?

   

      Cette perception nourrit profondément ma photographie. Elle agit comme un impératif, un catalyseur. Photographier est un besoin, une façon de vivre le monde.  Ceci oriente clairement mes instincts et plaisirs photographiques, comme mon rapport avec la nuit ou le rouge et les couleurs par exemple, aussi bien que l’humour ou l’ironie de certaines situations.


 Dans cette veine, le travail de Lars Tunbjörk est remarquable.


Quelles sont tes influences dans ton travail ? De quelle nature sont-elles ?
 
   

      Je peux dire qu’une mosaïque de courants m’influence : j’apprécie la photographie de rue, Française, Américaine ou Japonaise. La façon dont Garry Winogrand a semblé interroger son époque, à chercher une « essence » Américaine est à retenir. Dans un autre registre, j’aime l’idée de Daido Moriyama qui se sent chien errant, guidé par son instinct, dévorant les rues des villes Japonaises. 

   

      Cependant ma principale influence reste les photographes qui ont travaillé la couleur, tel William Eggleston, qui parvient à diluer l’humain dans ses photographies, au profit des objets du quotidien, donnant un sentiment de mystère, voire d’inquiétude ou d’absurdité à la vie. Saul Leiter avant lui a su utiliser des éléments climatiques pour donner une vision poétique au travers de la couleur.
    
   

      J’aime beaucoup le travail d’Harry Gruyaert sur la couleur, ce dernier ayant un sens graphique prononcé, sachant jouer avec des ombres puissantes. Aussi Lars Tunbjörk que j’ai déjà cité. Je suis sensible aussi à une photographie plus irréelle et vaporeuse telle celle de Dolores Marat où des situations se transforment en clin d’œil onirique renversant.  
 


Quand et comment ton regard s’est-il cristallisé dans la photographie ?
 


      Ce besoin de photographier s’installe définitivement après mon master en Philosophie. Cette expérience est frustrante car je découvre un enseignement tourné essentiellement vers le travail conceptuel scolaire, mais qui de surcroît semble vidé de son tissu existentiel. La compréhension du monde au travers du prisme philosophique telle qu’enseignée devient pour moi une impasse.

      Je prends conscience du besoin de (re)toucher le monde, d’y être ancré à l’opposé des circonvolutions philosophiques qui, justement, m’en éloignent. Je cède aux chants des sirènes photographiques, porteur d’une promesse poétique, d’étrange, d’irrationnel et de liberté. Ma pratique photographique s’inscrit toujours en rapport avec cet évènement. En tout cas j’essaye toujours de le faire vivre.




As-tu des thèmes esthétiques précis ?

   

        La ville reste mon terrain photographique préféré, pouvant y capter des atmosphères, des ambiances poétiques et étranges. Pour cela mes sujets sont plus des éléments urbains (maisons, vitrine, rue) que des personnes. Ma photographie ne se veut pas documentaire et j’aime les effets fictionnels ou romanesque d’une photographie. Cependant je ne veux pas tomber non plus dans une narration excessive des images, car j’aime lorsque les images déclenchent ce sentiment du beau cher à Kant. Mes photographies inclinent plus à un sens émotionnel que narratif en ce sens. Et puis il y a ce sentiment de mélancolie, peut être central pour moi, que j’essaye d’exprimer. Pourquoi la mélancolie ? Peut-être parce qu’elle est comme une mise à distance du monde, un nécessaire éloignement afin de mieux y replonger. Cela semble paradoxal, mais c’est un rythme, un souffle. Vital. 
 
   

      Je reviens sur l’émotion qui est indissociable de la couleur pour moi, et d’une certaine façon de la nuit. Cette dernière est propice à remettre en question toute certitude de par son côté ambivalent et mystérieux. Dans cet univers photographique, mes personnages apparaissent souvent comme silhouette, ombre fugace, voire spectrale. L’humanité est là mais elle se combine à l’environnement urbain pour s’asservir au projet de la couleur qui traverse la ville.

      Enfin, le voyage a sa part photographique car il est primordial dans sa capacité à permettre la rencontre avec l’altérité, avec d’autres réalités (sociale, culturelle, esthétique…) qui viennent bousculer et trancher dans nos habitudes les plus vivaces. Le voyage et la photographie en général sont porteurs d’une palingénésie psychologique.




Peux-tu définir une esthétique chez toi : plutôt la couleur ou le noir et blanc, la netteté, le flou ?

   

      La couleur : voilà ce que je photographie, car elle participe directement d’une expérience physique du monde. Le noir & blanc est plus abstrait et indique plus des rapports de valeurs ou disons intellectuels dans une scène. Goethe, dans le Traité des couleurs dit que lorsque l'artiste se laisse guider par son sentiment aussitôt la couleur apparaît. La couleur incarne les émotions, nous affecte et par ce biais crée des rapports physiques. Elle paraît moins intellectuelle et plus intuitive de prime abord. 

   

      Ce qui m’intéresse avec la couleur c’est qu’« elle éclaire l’inconscient » (je cite le peintre Patrice Giorda). Cela signifie que la couleur révèle un espace, intérieur et extérieur. Elle est saisie d’un rapport, révélation d’une expérience spatiale. Ainsi la couleur éprouve et pénètre cet espace que nous pouvons donc appréhender, connaître.

   

      Ce que j’aime aussi avec la couleur, c’est son pouvoir de renversement, propice à la photographie.  Avec la couleur, je suis là simplement. Je dirai qu’avec la couleur on passe d’un ordre du voir à celui d’exister. Elle porte ce sentiment du moi qui diffuse dans le monde, révélant des plaisirs fugaces mais ô combien puissants. La couleur est le témoin d’une affection humble et sincère pour l’existence. La couleur est porteuse d’une esthétique louant liberté et sensualité.  
    
   

      Le travail sur la couleur est indissociable de la lumière bien sûr. Pour le coup, je n’en dénigre aucune : aussi bien celle intermédiaire, sans éclat, criarde que feutrée, veloutée ou flamboyante. Ceci par goût esthétique. J’aime jouer avec le noir nocturne, car il renforce l’intensité de la couleur, comme l’ombre diurne (dans son rapport des combinaisons, Goethe affirme que, combiné avec le noir, le côté actif d’une couleur - le rouge par exemple - gagne en énergie (Traité des couleurs, note 831).


 

Propos recueillis par Delphine Dombre.